Ils ont dû atteler la carriole dans l’après-midi.
Il y a bien des années, ma grand-mère Aline m’a dit « la carriole », pas « la charrette », mais je ne sais pas si la carriole pouvait les contenir tous : Émile, le père, qui conduisait ; Maria, la mère ; Aline, la fille aînée ; Julia ; Henriette ; Germain et Albert.
Ils ont quitté « le petit Eugies » – «Widjie », comme ils l’appelaient sûrement en patois – et leur ferme donnant sur la Grand-Place. Des gens passaient depuis la fin de la matinée, affolés. Certains disaient que « les Boches » mettaient tout à feu et à sang à Nimy, qu’il y avait eu des massacres à Andenne, à Tamines, à…. Ma grand-mère Aline, celle dont je porte le prénom, m’a parlé un jour de cette foule de fuyards dont elle allait faire partie quelques heures plus tard : une femme avait demandé une pèlerine ou quelque chose pour sa petite, au cas où le soir… Dans sa hâte, elle avait oublié que le soir tomberait forcément, la nuit… et qu’elle aurait peut-être froid. Une pèlerine… Une de ces courtes capes crochetées avec de la laine bleue ou grise, qui tenaient les épaules au chaud et laissaient les bras libres pour le travail. Il faisait doux pourtant, ce dimanche 23 août 1914, mais pouvait-on savoir où on serait la nuit venue et si une mauvaise pluie n’allait pas... Certains portaient un enfant sur le dos ou un vieillard, un malade. Ils s’arrêtaient ici ou là, quelques instants pour souffler, pour regarder en arrière, le front soucieux.
Impossible de ne pas penser à tant d’autres exodes. Tant de fuites devant le bruit du canon et ce qu’on appelle « la folie meurtrière », que je ne comprendrai jamais, parce qu’enfin comment peut-on massacrer des familles qui poussent des landaus, des enfants qui pleurent, des hommes qui tremblent, sans voir parmi eux son frère, sa mère, son enfant ?