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Retour à Muganza - Marie Niyonteze

Retour à Muganza - Marie Niyonteze

15,00 €Prix

Récit d'un avant-génocide

2011

96 pages dont 8 pages couleurs.
ISBN: 978-2-930333-40-3
15 EUR

Un témoignage de plus sur le génocide rwandais ? N’en avons-nous pas pléthore ? Que peut-il apporter que nous ne croyions savoir ?
Certes, comme pour la Shoah, comme pour le génocide arménien, il est essentiel d’entretenir la flamme du souvenir dans notre monde où la ronde infernale des atrocités les chasse aussitôt des mémoires. Mais surtout, le récit de Marie Niyonteze nous prouve que ce génocide était prévisible, qu’une répétition générale avait eu lieu quatre ans auparavant, lors de la première incursion du FPR.
Cadre dans une entreprise belgo-rwandaise, Marie Niyonteze a été arrêtée en 1990 pour le simple motif d’être tutsie. Elle ne doit la vie, et celle, provisoire hélas, de son bébé né en prison, qu’à un enfilement de chances. Chance que n’aura pas un de ses frères. Et quatre ans plus tard, alors qu’elle a obtenu l’asile en Belgique, toute sa famille, dont un de ses enfants resté au pays, sera massacrée durant le génocide.
Dès que possible, au risque de perdre son droit d'asile fraîchement acquis, Marie Niyonteze retourne clandestinement au Rwanda. Elle ne pourra survivre sans avoir retrouvé les dépouilles de ses proches et leur avoir donné une sépulture selon la tradition. Ce retour, avec les souvenirs qu’il éveille, est au cœur du récit. Puis, accompli ce devoir impérieux, il faut reprendre pied : « Seule, en accord avec moi-même, j’ai donc décidé de vivre malgré tout, ma propre vie, afin de conserver votre mémoire, à vous qu’on a privés de vie. »
Ce récit bouleversant, bien qu’écrit dans une langue très sobre, sans l’ombre d’un pathos inutile, offre une leçon de courage et de dignité, mais aussi de lucidité, qui se refuse à étouffer sous une magnanimité feinte les souffrances et les révoltes.
« Ce n’est pas que je ne veuille pas pardonner, mais je ne trouve pas le pardon en moi (…) J’essaie seulement d’être sans haine. »

 

Lien de l'ebook

De la route principale jusqu'à la maison, il y a une allée d’environ trois cents mètres. J’avance en traînant les pieds alors que je devrais voler, j’avance comme un robot, j’avance la gorge serrée, mais j’avance, j’entends les cris d’agonie des miens.
Les herbes ont poussé. L’allée est devenue sauvage. De mes mains, si longtemps je l’ai entretenue. Elle me parle et je hurle en moi-même. J’ai pris cette allée toute mon enfance, quand je rentrais de l’école, pour jouer pendant les vacances…

La végétation a tout envahi. Au milieu de la cour pleine de gravats, les eucalyptus ont poussé, les fleurs que j’arrosais, enfant, que je soignais de mes mains, sont devenues exubérantes, comme si elles me narguaient, la clôture en cyprès atteint plusieurs mètres. La maison n’est plus qu’une « itongo », une ruine. Quelques restes de murs tiennent à peine debout. Portes et tuiles ont été emportées. Il n’y a plus d’étable, les clapiers ont disparu.
Où sont les miens ?
Ma famille, qui m’accueillait à chaque retour ?
Mon père, qui me pressait contre lui.
Ma mère, qui me serrait dans ses bras.
Mes frères, mes sœurs, qui sautaient de joie.
Rien, rien, que ce silence de mort.

La maison de mon frère Calixte, cinq cents mètres plus bas, est dans le même état. Où est mon frère ? Où est Grace, sa femme ? Où sont tous mes neveux ?
La maison de mon frère Silas, achevée, mais pas encore occupée, est elle aussi détruite.
Aucune larme ne coule,
Je regarde seulement, la gorge atrocement serrée.

J’ai longtemps écouté les voisins raconter la mort des miens. 
Écouté, sans interrompre, le supplice de chacun, de la main d’autres voisins, qui jusqu’alors avaient fréquenté notre maison.
Des voisins qui venaient boire la bière chez nous.
Voisins dont ma mère était la marraine d’un enfant.
Voisins dont les enfants étaient nos copains et copines, à Vénuste, Béatrice et moi.
Voisins dont les enfants venaient parfois loger à la maison.
Célestin, de chez Mayira, le meilleur ami de mon frère Calixte. Ils partageaient tout. Pour lui prouver son amitié, il lui a tiré une balle dans la tête.
Ma sœur Judith a été tuée en même temps que son mari, ses enfants, tous les membres de sa belle-famille.
Mon frère Vénuste a subi une interminable agonie.
Ma sœur Béatrice alors à l’internat a été tuée entre Butare et Muganza. On me raconte qu’on a vu sa chaînette et ses lunettes sur un Interahamwe…
Je me force à entendre le trajet de chacun jusqu’à sa fin.
Dans d’horribles souffrances…
Après avoir été dépouillé de tout, jusque de ses habits…
Avoir subi les pires humiliations… ».
 

*


Le 1er novembre, vers 4 h, je ressens les premières douleurs de l’accouchement. D’abord vagues, puis de plus en plus nettes. Je suis affreusement angoissée, au bord de la panique. Dès qu’elles ont entendu l’ouverture de la prison, mes copines se mettent à tambouriner sur la porte de notre cellule et hurler au secours.
Après un très long temps, un gardien arrive pour voir ce qui se passe. Bientôt, le directeur Sukiranya se tient devant nous. Il me demande si c’est le moment. Je réponds que oui. Il me fait signe de le suivre et le gardien referme la porte.
Je n’ai ni pagne, ni sac, ni papiers, juste mon gros ventre et une robe de grossesse. Dans le bureau, on me met les mains derrière le dos et me passe les menottes.
L’hôpital de Ruhengeri est à cinq cents mètres de la prison, mais il faut compter un kilomètre avec les allées et les couloirs des services. Je suis escortée par deux militaires en armes et Sukiranya en personne, qui n’arrête pas de me parler.
–    Tu crois que c’est pour quand ?
–    J’en sais rien.
Je suis une curiosité pour tous ceux que nous croisons : « T’as vu ça, Ngulinzira, une inkotanyi enceinte ! – Venez tous voir ! » Plus nous avançons, plus la foule des curieux augmente. J’ai la gorge nouée, je ne parviens plus à penser.
À la maternité, une infirmière accoucheuse m’examine en priorité. Elle m’installe avec gentillesse dans une chambre à un lit. Devant la porte, une chaise et un militaire. Un autre, armé, dans un coin de la chambre. Il ne me parle pas, on attend dans un silence sourd. Je crois que cette attente aura été plus longue pour eux que pour moi. Sur ce lit d’hôpital, je trouve un peu de confort. De temps en temps je m’assoupis, m’efforçant d’oublier que je suis là pour accoucher en vitesse. Vers dix heures, j’entends à travers la porte la voix de Sukiranya : « Ça y est ? – Non, chef ! – C’est encore une de leurs ruses ! Gare à vous si elle s’échappe ! Si elle n’a pas accouché à quinze heures, prévenez-moi ! – Oui , Chef ! »
Vers 14 h 30, une infirmière qui a suivi la discussion m’injecte une solution saline et la poche des eaux se rompt. Je suis conduite en salle d’accouchement. Patrick sera là au retour de Sukiranya.
Il m’ordonne aussitôt de me préparer. Vers 17 h, mon bébé dans les bras, je remarche jusqu’à la prison, où les copines m’accueillent avec un mélange de larmes et de joie. La porte refermée, elles se collent aux murs pour donner un maximum d’air à Patrick et le prennent dans les bras chacune à leur tour afin de me soulager.
Toutes se mettent à me sermonner : il faut que j’aie du lait pour que cet enfant vive ! La bouillie de sorgho sans sucre, que j’ai refusée deux jours avant, je me force à l’avaler, d’abord en me pinçant le nez, les yeux fermés. Puis je les ouvre. Les haricots rouges non salés, je les mets en bouche, les mâche, les recrache. Puis j’avale un tout petit peu. Finalement, j’en redemande.
J’ai du lait. Patrick tète.
Mais il fait atrocement chaud dans ce local où nous sommes agglutinées les unes contre les autres, il n’y a pas d’aération, l’odeur de transpiration et d’urine est fétide. Nous sommes perpétuellement en butte aux insultes et aux menaces des prisonniers de droits communs, à leurs chants contre les Inkotanyi et Fred Rwigema, le chef du FPR, qui a été tué au second jour des combats. Tout cela noue la gorge, nous sommes sous l’emprise de l’angoisse, comment un nouveau-né va-t-il pouvoir survivre dans une telle atmosphère ?

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