Beaucoup de voyageurs nous décrivaient comme des gens curieux, qui se tenaient sur le quai de la gare, les mains derrière le dos et sans rien dire. Ceux qui se risquaient à crier du train : « La chienne est en train de dévorer le burek 1 ! » sentaient et comprenaient très vite pourquoi nous étions bizarres et nous tenions les bras derrière le dos. Aussitôt, de nos mains jaillissaient des pierres, nous sautions sur le train et tirions le frein pour l’arrêter. Si nous avions la chance de découvrir tout de suite celui qui criait, nous nous contentions de le rosser ; sinon, nous démolissions le train. C’est pourquoi il y avait souvent à bord une escorte de policiers. Et l’on prétendait que, dès Sanski Most, le contrôleur avertissait tous les voyageurs, lorsqu’ils traverseraient Trnova, de ne crier en aucun cas : « La chienne est en train de dévorer le burek ! ».
La-chien-ne-dé-vo-re-le-bu-rek !
L’histoire de la chienne et du burek s’est passée il y a bien des années. Elle est restée longtemps notre secret. Son principal héros est Ćeman-effendi, qui, un jour, avant d’appeler du minaret les croyants à la prière de l’après-midi, avait dit à sa femme de mettre à la fenêtre la pita fraîchement cuite afin qu’elle refroidisse. Ćeman-effendi, gourmand réputé, escomptait que la pita serait bonne à manger pour la fin de l’office. Avec le burek dans les yeux, il a grimpé au minaret. Au moment précis où pour la deuxième fois il criait : « Allahu akbar ! » il a vu le limier femelle de Murat en train de manger sa pita. Il a sans doute compris qu’il était trop tard pour descendre du minaret et chasser la chienne et au lieu de « Eshedu en la ilahe ille-llah ! » il a crié : « Femme, espèce de mégère, la chienne est en train de dévorer le burek ! » Ainsi a-t-il crié, ainsi est-ce resté pour les siècles des siècles.
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On ne rêve qu’environné des sonorités de la terre natale.
Le sommeil me manque. Je ne le connais plus, il m’est devenu un état étranger, je ne sais plus à quoi ressemblent son matelas ni sa couverture. J’ai pourtant besoin de sommeil pour y découvrir l’origine de mon sort funeste. Il me semble que je m’y réconcilierais avec ce que j’abandonne, l’air, ou les plantes. Avec les hommes, je me réconcilierai dans la mesure où la volonté d’Allah les réconciliera avec eux-mêmes.
La terre natale, c’est une compensation d’Allah pour la perte du paradis terrestre.
Je vois des arbres qui n’appartiennent pas encore à ma terre natale, mais dont les frondaisons tournées vers elle sont plus lumineuses et bruissent de sonorités familières. L’herbe se courbe devant mes pas, et c’est l’indication la plus sûre qu’il me faille suivre. Les fleurs, jusqu’à présent anonymes et sans parfum, commencent à dévoiler des syllabes de leur nom et distillent des bouffées odorantes, ou ne fût-ce qu’une rémanence. Je ne rencontre plus uniquement des pivoines ou des immortelles, mais apparaissent aussi des pétales auxquels je puis donner un nom familier : rose, jasmin, lis, lilas… Le ciel en fait reste gris et plissé comme un front d’infidèle, mais à l’horizon point une lumière qui, autrefois, coloriait de vert les yeux. Serait-ce l’espérance ? Je l’ignore. Tout ce que je sais, c’est que sur la terre natale existent des couleurs auxquelles l’âme humaine peut se fondre. Sans la terre natale, le monde entier est étriqué, pareil à des langes trop serrés.
La terre natale s’étend aussi loin que résonne l’appel à la prière.
Mais, dans ma terre natale, ne résonne plus l’appel à la prière. Le dernier a marqué ses bornes, et il n’est plus personne pour s’en souvenir. Sous mes pieds, je sens la frontière de ma terre natale, comme si je passais d’un plateau de fer à un tapis tissé par des mains heureuses. Je souris, d’un sourire que je suis seul à voir, hormis Celui Qui voit tout. C’est bien, pensé-je, il se trouvera bien ici une voix ou un œil pour poser ma tête sur le sol. Ici, le seul pays en ce bas monde où je puisse déposer ma tête lumineuse.
Et l’on ne peut mourir qu’environné des sonorités de la terre natale.