La syphilis, aussi désignée sous le nom de grande vérole, est une infection sexuellement transmissible. Due au tréponème pâle, elle se manifeste par un chancre initial et des atteintes viscérales et nerveuses. Elle était appelée « mal italien » par les Français, « mal français » par les Italiens, « mal espagnol » par les Portugais et les Hollandais, et ces attributions nationales et péjoratives montrent l’ampleur de l’extension géographique de cette maladie.
La littérature devient abondante sur le sujet avec Baudelaire, Théophile Gautier et Maupassant, qui ont tous payé leur tribut à la maladie. Avant 1870, rien dans les écrits médicaux ne donne une image angoissante de la syphilis. Aussi les médecins éprouvent souvent des difficultés à convaincre leurs patients de se faire traiter pour une maladie si peu spectaculaire. Le mercure, remède pluricentenaire, et l’iodure de potassium étaient supposés venir à bout de toutes les situations. En réalité, le mercure tuait autant que la syphilis.
Comme pour les maladies de la femme, Balzac observe une grande réserve pour évoquer les maladies vénériennes. Dans Le Père Goriot, il parle de l’amour parisien qu’on guérit à quelques pas de là. Il note également, dans Splendeurs et misères des courtisanes, que « la vue d’un cabinet d’anatomie, où les maladies infâmes sont figurées en cire, rend chaste et inspire de saintes et nobles amours au jeune homme qu’on y mène. »
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Incarnant une des figures les plus récurrentes de La Comédie humaine, Horace Bianchon symbolise, presque à lui seul, la profession de médecin à travers toute l’œuvre de Balzac. Bianchon a soigné un grand nombre de personnages : le Baron de Nucingen, Madame de Serizy, la fille du Baron Bourlac, Raphaël de Valentin, Pierrette Lorrain, Madame Grazsin de Montegnac, la Baronne Hulot, Madame Marneffe, et bien d’autres. « Horace Bianchon, décoré de la Légion d’honneur, gros et gras comme un médecin en faveur, avait un air patriarcal, de grands cheveux longs, un front bombé, la carrure du travailleur, et le calme du penseur. Cette physionomie assez peu poétique faisait ressortir admirablement son léger compatriote. » (La Muse du département).
On le connaît mal, même si on le croise sans cesse. Il est l’équivalent littéraire du prêtre, incarnant une sorte de bienfaiteur de l’humanité qui s’efface devant sa fonction. Balzac le décrit d’ailleurs comme un homme droit, à la conduite irréprochable : « C’était un jeune homme droit, incapable de tergiverser dans les questions d’honneur, allant sans phrases aux faits, prêt pour ses amis à mettre en gage son manteau [...] Il portait sa misère avec cette gaîté qui peut-être est l’un des plus grands éléments du courage et comme tous ceux qui n’ont rien, il contractait peu de dettes. Sobre comme un chameau, alerte comme un cerf, il était ferme dans ses idées et dans sa conduite. » (La Messe de l’athée).
Pourtant, cela ne l’empêche pas de trahir, à plusieurs reprises, le secret professionnel. Il n’hésite pas à révéler le nom de ses patients, à parler des drames dont il est le confident ou des maladies qu’il a traitées, et sans que nul ne s’en étonne. À une époque où le secret professionnel est considéré comme sacré, Balzac dépeint peut-être la réalité de la pratique médicale de son temps.
Horace Bianchon est aussi un homme d’esprit. Il fait partie du Cénacle, un groupe d’intellectuels imaginé par Balzac dans La Comédie humaine. On y retrouve d’autres personnages tels le peintre Joseph Bridau, le caricaturiste Jean-Jacques Bixiou, l’écrivain Daniel d’Arthez et même plus tard, le dandy Lucien de Rubempré.
On peut retracer le parcours de Bianchon dans l’œuvre de Balzac : étudiant, il suit le cours de Georges Cuvier et se lie d’amitié avec Eugène de Rastignac qui lui confie les graves problèmes de santé du Père Goriot, qu’il avait connu lorsqu’il était ce malheureux étudiant en médecine logé dans la misérable pension Vauquer du Quartier Latin. Sa vie heureuse commence le jour où Desplein le prend sous sa protection. Il l’accompagne partout, l’assiste dans toutes ses opérations. Mais il finit par abandonner la chirurgie et il se tourne vers la médecine pour être nommé premier médecin de l’hôpital, membre de l’Académie des Sciences et officier de la Légion d’honneur.
Dans Les Illusions perdues, Bianchon est interne à l’Hôtel-Dieu. Il tente de soigner Coralie, la maîtresse de Lucien de Rubempré, sans parvenir à la sauver. Dans Pierrette, Bianchon dénonce les sévices dont est victime l’héroïne. Il propose à son maître Desplein de la trépaner et l’assiste dans l’opération. Il est connu du Tout-Paris et soigne des personnages très différents, de la riche Marquise de Listomère (dans la nouvelle Étude de femme) à la pauvre Agathe Bridau (La Rabouilleuse).
Présent tout au long de Splendeurs et misères des courtisanes, il soigne le baron Nucingen, « malade d’amour » pour Esther, mais ne parviendra pas à sauver cette dernière qui s’est empoisonnée pour ne pas se donner au baron. Il tente aussi de sauver Lydie, la fille de l’espion de police Peyrade, enlevée, violée et devenue folle.
C’est dans La Muse du département qu’il devient premier médecin de l’Hôtel-Dieu et reçoit la Légion d’honneur. En fin de compte, le Dr Bianchon ne cesse de courir au chevet des malades de La Comédie humaine. Sa destinée semble n’être jamais scellée, il pourrait poursuivre indéfiniment sa tâche. Et la légende veut que, délirant sur son lit de mort, Balzac ait demandé Horace Bianchon à son chevet.