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Le Baume du Tigre - Dražen Katunarić

Le Baume du Tigre - Dražen Katunarić

16,00 €Prix

Nouvelles, 2009
En couverture : "Désir", tableau de Monique Thomassettie, 1993.
116 pages.
ISBN: 978-2-930333-25-0
15 EUR

Titre original : "Tigrova Mast"
traduit du croate par
Tomislav Dretar et Gérard Adam

Quatre nouvelles, où il est question de tyrannie des sens, d’incommunicabilité, de fragilité des relations. Elles sont placées à première vue sous le sceau d’un réalisme implacable étonnant chez un poète, frôlant même la trivialité, mais qui, par la grâce d’un détail inattendu ou insolite, nous emporte bien au-delà. Un membre d’une délégation officielle en Chine se laisse piéger par une prostituée qui le confronte à sa médiocrité ; l’achat d’un stock de baume du tigre, dans l’espoir fallacieux de le revendre avec un plantureux bénéfice, fera de lui un rêveur fou. Un chercheur de pétrole dans le désert marocain – alors que l’auteur, qui a vécu au Maroc, sait très bien qu’il n’y en a pas – force dans une chambre d’hôtel une femme qui tente en vain de lui communiquer son terrible secret. Le road-movie de deux amis qui parcourent l’Inde à l’époque des hippies et, après avoir échappé à la mort, fraternisent par l’échange du sang, n’empêche pas que, bien plus tard, se croisant dans un escalier, ils ne se reconnaissent plus. Le récit d’une banale aventure amoureuse dans la bourgeoisie de Split, commencé à l’époque de l’Empire austro-hongrois dans un style romanesque et grandiloquent, est achevé des décennies plus tard sur un mode parodique et pornographique…
 

Lien de l'ebook

" Un jour, à cause d’une belle princesse, le dernier empereur chinois de la dynastie Ming s’est pendu à un cerisier du Japon. Il lui fallait s’arracher du cœur cette douce et maudite beauté aux cheveux ornés d’un diadème, qui savait aussi manier excellemment l’épée. Et il avait raison, ce grand homme quoique petit de taille. Je sens qu’il avait raison. Je n’exagère pas en disant que lui et moi sommes proches. Car la voie médiane qui mène d’une princesse à un cerisier du Japon, ou au luisant baume du tigre, n’est pas bien longue. Elle mène là-haut, à gauche, par un escalier de bois jusqu’au deuxième étage.
Ne me prenez pas pour un fou si je me compare à un empereur. Je me compare à tous les Chinois malheureux. Quand j’étais en fonction en Chine, j’ai appris, sans bien sûr les dénombrer moi-même, qu’il y avait, au dernier recensement, un milliard deux cent trente-quatre millions de Chinois, dont environ sept cent dix millions de femmes. Et pourtant, je n’ai pu en avoir la moindre. Qu’un seul être féminin te refuse, et aucun autre ne veut de toi. Même la belle Wei Sing ne m’a pas voulu. C’était une beauté froide, intraitable.
Les Chinoises qui mettent du rouge à lèvres sont deux fois plus séduisantes, il est vrai, mais à l’intérieur n’en sont pas moins froides. Ainsi était Wei Sing. J’ai fait sa connaissance dans un bar, au deuxième étage où j’allais uriner par hasard, étonné qu’après avoir en toute décence demandé « l’endroit », je m’entende envoyer là-haut. D’ordinaire, et je parle d’expérience, patrons et garçons, en Europe, vous envoient au sous-sol. Tout en montant, je pensais que, la veille, j’avais pissé sur la Grande Muraille, en plein vent, alors que nul ne regardait, et quelques années auparavant sur les Champs-Élysées, dans une capsule dont les portes coulissantes se refermaient sur les boutons, et encore, une lointaine nuit de 1978,  sur la balustrade en fer forgé de Trafalgar. Comme si, égaré par ma vulgarité, misérable et insensé, je marquais ainsi les lieux que je visite, et quelquefois aussi ma jambe de pantalon. Je sais que c’est d’une insigne grossièreté, mais à l’époque je le faisais froidement et en toute lucidité. Mon obsession a été de le faire à la Cité interdite, déjouant les contrôles de Chinois aussi disciplinés que doués de sens pratique, là où c’est le plus dangereux, où l’armée garde le moindre recoin du temple et de la résidence impériale afin d’éviter qu’on en racle l’or, comme l’ont fait les Britanniques. C’est un endroit mystérieux, impénétrable, implacable, surtout pour les étrangers. Toute cette fichue police et cette armée, en tenue d’apparat, en position la journée entière. Par le soleil, la pluie, ou les nuages comme ces jours-là, ils demeurent pétrifiés à la gloire de l’État. Je n’ai pu saisir de moment favorable pour subir l’examen du service impérial. "

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