– S’il reste en prison autant de temps, cela signifie qu’il a tué ?
– Sans doute. La prison à vie est la peine la plus lourde, celle que payent les responsables. Votre ami n’était sans doute pas un des responsables, mais il a tué…
– Non. Je n’y crois pas. Il y a une erreur. Daniel était la gentillesse même, il ne peut pas être un assassin.
– Vous savez, beaucoup de gens ont été obligés de faire des choses qu’ils ne voulaient pas…
Elle essaye de comprendre. Les mots sont vides, ils ont perdu leur sens. Ce qu’il vient de lui dire ne rentre dans aucun schéma possible : Daniel obligé de tuer ? Un meurtrier ?
Et que doit penser Jean-Marie de réaliser qu’elle est l’amie d’un tueur ? Est-elle revenue dans ce pays rechercher un homme emprisonné pour génocide ? N’a-t-il pas envie de la planter là, de la laisser se débrouiller ? Mais il semble serein. Rien ne le touche. Il la rassure, minimise la situation… Ça non plus elle ne comprend pas. […]
Ils boivent leur bière en silence. Il est plus de midi. Le soleil tombe sur son dos, mais Charlotte a froid. Une pièce du puzzle vient de sauter, déboîtant toutes les autres. L’image du monde se déforme. Il perd son sens. Charlotte ne parvient plus à le reconstituer. Il se désarticule, se désintègre doucement, elle va s’écrouler si rien ne la retient. Elle essaye de s’accrocher. Quelque chose, une lumière, une source de chaleur… Un visage. Celui d’un petit garçon. Il est assis par terre. À côté d’elle. Il est souriant et construit une maison de sable… […]
Jean-Marie se penche vers elle. Ses yeux la sondent, son air est sérieux :
– Le génocide peut nous apprendre une chose : il n’y a pas d’homme absolument bon, il n’y a pas d’homme absolument mauvais. C’est bien cela le drame. Les génocidaires n’étaient pas des extra-terrestres, des êtres venus d’on ne sait où, descendus sur terre pour massacrer les Tutsis… Non. C’était des gens comme nous. Comme vous. C’était des voisins, des cousins, des professeurs…
– Un interahamwe n’est pas absolument mauvais… Comment vous, pouvez-vous penser cela ? Ça me dépasse.
– On aime bien croire aux bons et aux méchants. Et on se place toujours du côté des bons… les Blancs sont très forts pour cela. Mais la vie n’est pas comme ça. Bien sûr, pour le comprendre, il faut ouvrir les yeux, ne pas se cacher. Il faut aussi se regarder soi-même.