Ce fut, en Belgique, une ivresse de littérature : on pilla les firmes connues ; on saccagea le Parnasse ; on eut toutes les mentalités ; on s’adapta toutes les formes de la sensibilité littéraire ; l’autre, l’humaine et la vraie, n’avait point cours encore. Il y eut des kermesses de rhétorique où des ménétriers furieusement raclaient du violon comme dans une ducasse de Rubens ; il y eut des jardins de ris et de grâces où on guitarisa comme chez Watteau ; et quelques-uns avec maniérisme jouaient d’anciens airs très doux sur des clavecins. Par toutes les bondes jaillissait l’âme poétique si longtemps comprimée. Un moût ardent travaillait, bouillonnait pour les décisives cuvées.
J’aime arrêter ma pensée sur ces souvenirs. Aucun pays peut-être n’offre un exemple plus émouvant de jeunes hommes faisant à l’art le sacrifice de leur vie. Sans éditeurs, sans argent, sans public, sans journaux, décriés ou ignorés, ils rimaient et faisaient des livres. Le gouvernement, lui, restait froid : il lui arriva cependant une fois de donner trois cents francs comme encouragement à Émile Verhaeren.
Il ne recommença plus ; mais il y avait à cela une raison. La direction des Lettres ressortissait, en ce temps encore, au ministère de l’Agriculture et on n’avait jamais assez d’argent pour les porcs et les étalons. D’ailleurs un ministre, chef de ce département, s’expliqua là-dessus un jour, catégoriquement. « On vivait de bonne soupe et non de beau langage », déclara cet esprit positif. Le budget des Belles-Lettres est aujourd’hui détaché de celui de l’Agriculture ; mais on a ajouté à ce dernier le budget des Beaux-Arts. Quand un artiste va trouver le ministre, invariablement celui-ci, galant homme, demande en souriant si c’est pour le bétail primé ou pour une commande de tableaux.
*
La littérature n’étant en Belgique ni une profession ni, encore moins, une situation, on ajoute une page à une autre, le soir, sous la lampe qui éclaire le cercle de la famille, comme on peut.
Le livre terminé, il faut bien se résigner à le faire imprimer soi-même. Il n’y a guère d’éditeurs : il n’y a que des firmes qu’il faut acheter. La petite épargne du ménage y passe ; quand elle fait défaut, c’est la femme qui se privera d’une robe, le boucher qui attendra, ou le boulanger, ou le propriétaire. Et tout de même, à la fin, le bouquin paraît. Les revues, trois ou quatre journaux font des articles. On sait qu’on peut toujours compter sur Picard au Périple, Gilbert à la Revue générale, Dumont-Wilden au Petit Bleu, Solvay au Soir, Rency à L’Art moderne, Gilbart à la Meuse, Paul André à la Flandre libérale. Avec de la chance, il est possible de vendre jusqu’à 150 exemplaires. Un auteur connu en vend 250 à 300 : c’est l’exception. Le surplus du tirage passe aux amis, qui, naturellement, n’achètent jamais. Et voilà la gloire.
(…)
En réalité, la vie littéraire n’existe pas en Belgique : on y fait des livres, en sachant qu’on ne sera pas lu. Il y a là une certaine beauté d’orgueil fier et mélancolique. Le libraire, lui, se désintéresse. Sa vitrine n’est déjà pas trop grande pour tout ce qui se publie à Paris. Et les années se passent : on a une petite bibliothèque où on range ses « premières éditions » avec l’espoir qu’un jour on pourra en tirer une seconde ; mais rien ne vient, ni les tirages, ni l’argent, ni le renom. La littérature est un grand columbarium où les auteurs ont, vivants, leur épitaphe. Si encore les journaux vous prenaient votre copie ! Mais les journaux ont bien assez déjà de tout ce que leurs traités avec Calmann Lévy ou les Gens de Lettres leur permettent de reproduire. À l’époque du renouvellement de l’abonnement, la plupart déclarent qu’ils « ne reculeront devant aucun sacrifice », et ils annoncent la collaboration des plus grands noms de la littérature française.
Dans de telles conditions, les écrivains de Belgique qui donneraient bien leurs romans pour rien ne parviennent pas même à être publiés. S’ils se plaignent aux directeurs, ceux-ci remuent doucement les épaules et disent : « Qu’y faire ? Il faut bien utiliser nos traités ! » L’écrivain aussi hausse les épaules et dit comme eux : « Qu’y faire ? »
La vie, en Belgique, est faite d’acceptations comme celle-là. Tous les dimanches, au Marché aux oiseaux, sur la grand’place de Bruxelles, qu’il y ait des amateurs ou pas, par centaines les pinsons tirelirent dans leurs petits logis. C’est le cas pour les pauvres auteurs : ils filent leurs airs de flûte et de violon, qu’on les lise ou qu’on ne les lise pas.